04/04/2013

Retour sur le rapport entre position de l'enquêteur et recueil de matériaux


Des pratiques aux représentations d’une catégorie socioprofessionnelle « indigène » :  
le « personnel local » des ONG:

Retour sur le rapport entre position de l'enquêteur et recueil de matériaux



         Le recueil de matériaux s'est fait en deux temps, selon des positions d'enquêteur et des visées différentes. Sans revenir sur la genèse de ce travail expliquée dans d'autres textes publiés ici, nous pouvons distinguer deux positions d'enquêteur, avant et après le cursus de sociologie, et deux types de recueil de données, la première à visée personnelle, la seconde en vue de l'écriture d'un mémoire de maîtrise.
    La position "officielle" de l'enquêteur dans l'organisation reste la même sur les deux périodes.
   
   Le témoignage/questionnement de cet article va donc s'articuler entre position de l'enquêteur, recueil de matériaux et traitement de la subjectivité.


Un retour sur le terrain motivé par l'enquête sociologique


    Habituée de longue date à des changements de milieux sociaux, culturels, géographiques, et professionnels, il me semble avoir acquis dans mon comportement quotidien un certain nombre d’automatismes, de réflexes et d’attitudes qui me permettent de m’adapter assez facilement à toutes sortes de situations tout en conservant une vigilance extrême envers les dangers potentiels que ma présence peut provoquer, les enjeux liés à mon intrusion dans ces milieux, les réactions des personnes rencontrées. C’est sans doute ce qui a pu développer un certain « goût » pour l’observation et des capacités réactives assez rapides. La rédaction de ce mémoire a été pour moi la première occasion de m’interroger « formellement » sur ce comportement tant toutes ces interrelations et les positionnements divers qu’elles induisent font partie de ma « manière de vivre » et de regarder mon environnement ; ces réflexes ou habitudes ont aussi pu être vitaux dans certains endroits fréquentés. Les difficultés mentionnées dans l'enquête pour ces « moments de vie en mission » m’ont semblées liées en priorité à l’implication dans un système humanitaire envers lequel je reste très critique, pas aux modes de vie différents dans lesquels je me suis toujours plongée assez facilement.

         Par je ne sais quel « égarement d’esprit » j’ai cependant pensé aborder ce terrain de manière différente des précédents. Il me semblait que les quatre années de recul, le passage par la sociologie allaient pouvoir m’éviter les réactions émotives, les implications trop impulsives et toutes sortes de comportements antérieurs qui, s’ils m’avaient comblée d’un point de vue connaissances, richesses de rencontres et conception de la vie en général, m’avaient laissée relativement épuisée émotionnellement. Je n'avais pas non plus mesuré, à l'époque, l'importance et la profondeur des traumatismes "cachés" suite aux vécus en situations de guerre. 

   Une fois de retour sur le terrain, je me suis très vite aperçue que si la sociologie m’avait apporté de nombreux outils de conceptualisation de la réflexion, d’organisation et de restitution des observations, ainsi que de nombreuses références pour étayer mes arguments et l’apprentissage de formes d’écriture différentes, elle m’avait été de très peu d'utilité dans l’évolution de mes rapports au terrain et mon mode d'"immersion". J’ai écrit dans une de mes lettres :

« […] Côté tête bof, je commence à désespérer sérieusement de mes capacités intellectuelles, tellement ces trois années de sociologie n'ont pas réussi à modifier d'un pouce mon comportement. J'ai "replongé" la tête la première dans l'action et je me retrouve confrontée aux mêmes problèmes, mêmes colères, mêmes plaisirs et mêmes agacements à travailler avec les équipes malgré et grâce aux différences de culture, mêmes réactions beaucoup trop "affectives". Alors comme pour les précédentes "missions", j'essaie de partager au quotidien la vie des gens qui m'entourent, logement, travail, sorties, fêtes et deuils, révolte et soumission, amours, amitiés, disputes, jeun du Ramadan et autres relations ou évènements de la vie sociale. J'emmagasine au maximum des informations, enregistrements, photos, écrits, lectures sans trop chercher à analyser, et puis kamgoi venze (Inch Allah en comorien, je crois que je me répète, mais c’est vraiment une phrase redondante ici) je devrais avoir suffisamment de matériaux pour rédiger une maîtrise à mon retour. J'ai abandonné depuis longtemps toute idée de prendre du recul. Comme d'habitude je râle, je m'enthousiasme, je ris, provoque, pleure aussi parfois, déprime ou insuffle de l'énergie, en bref j'influe totalement sur mon "objet d'étude". D'accord ce n'est pas très "sociologique" comme démarche, mais je crois que j'aurais vraiment du mal à fonctionner autrement que par "immersion" pour approcher, tenter de comprendre les interrelations, les ressentis d'un groupe, d'une population. J'ai un tout autre regard par exemple sur la "passivité/mollesse" des femmes comoriennes, après avoir porté toute la journée de l'Ide legaoni, costume traditionnel féminin (rigole pas je ne me suis même pas empêtrée dedans), encore très en usage aujourd'hui, le vendredi, les sorties officielles, le mois du Ramadan, et pour de nombreuses autres occasions. L'étude du costume des femmes et des regards masculins ou remarques à ce sujet pendant ce mois de Ramadan, rapportée au respect du jeun, la place dans la société, m'a sûrement plus appris que toutes les lectures d'enquêtes, résultats de questionnaires sur le statut et les combats des femmes aux Comores. J'aurai bien entendu un gros travail à faire pour déterminer la part de subjectivité dans mes résultats d'observation, mais je ne me vois pas du tout dans le rôle d'une intellectuelle capable d'un regard extérieur [...] ».

           Les choix de mes informateurs, des modes de recueil des observations, et les analyses de validité de ces informations procèdent de ce mode de vie. Rapporter les détails de ces choix serait fastidieux, ils ont été mentionnés dans le travail de mémoire lorsqu’ils me paraissaient importants pour la compréhension. 

              Cependant je voudrais soulever trois points qui m’ont semblé être significatifs dans le «positionnement à part» que j’ai toujours eu lors des missions et la connaissance assez rapide (toutes proportions gardées) des systèmes sociaux des pays d’accueil. Ces points sont sans doute à prendre en compte dans la "position de l'enquêteur", et l'orientation de mon recueil de matériaux.

             Tout d’abord mon parcours professionnel que j’ai qualifié ailleurs de « diversifié » m’a amené à aborder un certain nombre de domaines techniques – agriculture, pêche, transport maritime, plaisance, couture, soins infirmiers, mécanique – pour certains desquels je possède des qualifications ainsi que la gestion de plusieurs types de structures très présentes dans les pays dits « moins avancés », associations, coopératives, et syndicats. Ces connaissances et diplômes, m’ont souvent ouvert de nombreuses portes habituellement fermées aux expatriés, ils m’ont aussi permis de nombreux échanges, discussions techniques au cours desquels les mécanismes de défense, d’introjection/projection se font moindre.
         J’ai ainsi pris l’habitude de présenter à chaque contrôle policier ou douanier mes papiers à l’intérieur de mon livret maritime qui est toujours un excellent sésame. Dans la plupart des pays j’ai pu remarquer que la mer et les marins fascinent, ce « marquage » marin permet souvent aussi de faire accepter plus « naturellement » un comportement « inhabituel » de la part d’une expatriée…
         De plus, pouvoir circuler librement sur un port par exemple est un très bon moyen de connaître les circuits parallèles commerciaux ou de migration. Ces connaissances ont aussi souvent favorisé une meilleure appréciation des discours que ce soit lors des recrutements de chauffeurs, de logisticiens, des postes techniques en général ou les justifications de réparations de matériel, de véhicule ou de consommation d’essence, ou bien encore les définitions de programmes touchant bien souvent à ces domaines.

        Par exemple lors de cette dernière mission personne n’avait relevé, avant mon arrivée, l’incongruité de factures régulières d’essence pour un groupe électrogène diesel, d’autres incohérences plus subtiles ont pu aussi être identifiées.

      Elles m’ont aussi permis de trouver d’autres rôles sociaux dans les populations d’accueil, aide à la création d’associations, de coopératives, d’ONG locales, cours d’informatique, les possibilités de contre don suscitant alors plus facilement les dons premiers.

         Le deuxième point concerne la langue de communication. Assez rares sont les expatriés qui font l’effort d’apprendre la ou les langues des pays d’accueil. J’ai montré, dans un autre article, que l’obligation pour les employés « locaux » d’employer les langues usuelles de l’Humanitaire, français ou anglais pouvait entraîner des pratiques de noyautage. De plus, même dans ces cas, la langue d’échange entre ces employés reste une des langues locales ce qui laisse en dehors d’une grande partie des interrelations toute personne ne maîtrisant pas cette langue, ce qui est le cas de la quasi-totalité des encadrants expatriés des missions. Dans certains pays il est pratiquement impossible pour d’aussi courtes périodes de mission d’apprendre la totalité des langues auxquelles on sera confronté. Par exemple l’équipe d’Equilibre chez qui je logeais au Mali comportait plusieurs ethnies, Bambaras, Peuls, Dogons, Sonrais et Tamashèques.

          Ma première priorité a cependant toujours été d’apprendre les rudiments de la langue locale qui me semblait la plus appropriée, ce qui m’a ouvert pas mal de portes. Un cas assez drôle a été aux Comores où l’ensemble du personnel, ravi de voir enfin une expatriée apprendre le Shindzuani, a vraiment fait beaucoup d’efforts pour m’aider dans cet apprentissage, ce qui a donné lieu à de multiples fous rires devant mon accent déplorable, ou les confusions de termes assez fréquentes provoquant des jeux de mots complètement incontrôlés. Mais ils n’avaient pas calculé du tout qu’une fois cet apprentissage effectué leur espace de liberté d’expression au bureau allait considérablement se restreindre. Ils ont régulièrement oublié ensuite ces habitudes de parler sans retenu devant nous ce qui a pu provoquer quelques scènes de confusion dont il a fallu parfois sortir par l’humour…
Cet apprentissage est bien évidement aussi un plus dans les relations de la vie quotidienne, il évite l’emploi systématique d’un traducteur lors des enquêtes dans la population, enquêtes pour les besoins sociologiques ou humanitaires, tous les échanges sont ainsi facilités.

          Le troisième point est sans doute plus une piste de questionnement qui mêle encore à ce stade à la fois féminité, religion et professionnalisme.

Une particularité des expatriées que j’ai souvent remarquée sur les terrains est de ne fréquenter que des hommes. De fait notre personnel local féminin occupe souvent le bas de l’échelle et peu de femmes «blanches» pensent à frayer avec les secrétaires, les femmes de ménage. Les rapports avec la population « locale » se limitant bien souvent aux rapport avec le personnel de l’ONG, très peu d’expatriées ont accès à la vie féminine des pays d’accueil. Il m’a semblé cependant pouvoir déceler une espèce de position privilégiée de la femme blanche « humanitaire » en pays africain, pour peu qu’elle se donne la peine d’être femme au milieu d’autres femmes en même temps que « professionnelle », notion qui reste dans ce milieu (du côté occidental) fortement connotée comportement « masculin ».
Je n’imagine pas aborder ma connaissance d’un pays autrement qu’en partageant des moments de vie avec d’autres femmes, qu’elles soient employées ou non de l’organisation. J’aime tout particulièrement ces ambiances « sans hommes » qui libèrent toujours des espaces de paroles différents ; toutes les complicités de femmes, les apprentissages réciproques ; comment mettre du henné sur les ongles, porter un « shiromani », un « gaoni » ; les soirées dans les ruelles de la Médina pour dénicher les derniers arrivages de chaussures en provenance de Dubaï; les discussions sur la polygamie ; les préparatifs de fêtes, de repas, de mariages, toutes ces soirées où les femmes se retrouvent entre elles, occupées à mettre des arachides en sachets pour les invités, à éplucher des montagnes de légumes et pendant lesquelles les langues se délient, les plaisanteries fusent, l’appartenance se renforce... Si certains endroits réservés aux hommes peuvent s’ouvrir parfois pour les femmes « blanches » lorsque leurs fonctions leur donne une position spéciale, ce qui est par exemple le cas des chefs de mission et j’en ai toujours largement profité, ces moments « féminins » restent une exclusivité de notre sexe, ce qui nous peut nous ouvrir théoriquement plus de possibilités d’accès « terrains ».

Cependant il me semble qu’il y a sur beaucoup de terrains, et de plus en plus avec l’arrivée des « filles » dans les métiers de la logistique ou de techniciens, une espèce de déni de cette position de femme comme si le fait d’afficher cette différence «genre » allait amoindrir le respect des équipes, la reconnaissance de professionnalisme, ce que je n’ai jamais observé bien au contraire.

Ce déni se retrouve jusque dans les possibilités de rapports intimes. La norme par exemple est souvent pour les expatriés célibataires de trouver une copine « locale » de l’héberger à la maison (collective ou non), de l’entretenir, de lui faire de menus cadeaux, et de l’emmener lors des sorties collectives expatriées, restaurants, plages, boites etc… Ce qui est accepté sans problème de la part du reste de l’équipe, un comportement « naturel ». Il arrive même que la prise en charge financière de la ou des « copines résidentes » se mutualise sur l’ensemble de l’équipe. Je n’ai jamais rencontré le cas inverse. Est-ce à dire que les filles n’auraient pas de vie sexuelle sur les missions ?

L’expérience montre tout le contraire, mais la différence se situe tout d’abord dans la visibilité. J’ai pu distinguer deux cas principaux de figures pour cette visibilité. Le premier, l’expatriée ne fait pas vraiment mystère de sa relation, mais elle la vit hors champ de vue des autres expatriés (soit elle sort avec un homme marié, cas extrêmement fréquent, soit ses représentations mentales sans doute l’empêche d’entretenir le copain en question et elle « quitte provisoirement » l’équipe pour aller vivre quelques moments intimes ailleurs). Dans le deuxième cas, l’expatriée peut être une femme mariée ou engagée ou l’homme choisi ne peut pas afficher sa relation et les relations restent officiellement secrètes.

L’autre différence principale relevée se situe dans le choix du vivier où pêcher l’élu(e). L’écrasante majorité des expatriés choisissent une copine hors ONG – il existe d’ailleurs dans la plupart des pays d’accueil des réseaux à cette intention – alors que la plupart des expatriées fraient avec un des employés « locaux », le plus souvent dans le bas de l’échelle, chauffeurs ou « assistants log ». Ces relations sont aussi généralement beaucoup plus éphémères.

Interrogée par cette tendance des humanitaires à ne pas vivre leur vie de femme dans tous ses aspects et de manière sereine, j’ai écrit de nombreuses pages sur ces relations entre expatriés et locaux (hors sociologie) fruits des observations et des recueils de discours. Ces comportements m’ont semblé relever du côté masculin, d’une « virilisation » poussée des rapports homme/femme, une sorte de revanche sur l’ « émancipation » féminine occidentale, peut-être la réalisation d’un fantasme de toute puissance. Du côté féminin on retrouve tout d’abord très nettement la fascination pour les figures du « sauvage » et de l’ « indigène » de l’époque coloniale, puis une sorte de difficulté à assumer ces relations jugées sans doute beaucoup moins valorisantes dans ce sens que pour leurs collègues masculins. La notion d’intérêt, financier ou symbolique, toujours assez clairement visible dans ces relations «locales » semble aussi poser beaucoup plus de problèmes aux femmes expatriées qu’aux hommes. Une analyse plus poussée des représentations mentales sur lesquelles s’appuient ces régularités qui semblent pourtant procéder des choix intimes dépasserait bien entendu le cadre de cet article, mais reste une piste de questionnement.

Par exemple, lors du recrutement suivant cette expérience, j’avais choisi une petite mission, avec 5 expatriés, et, face aux descriptions « idylliques » du directeur des ressources humaines, j’avais cherché à savoir où pouvait se situer le petit grain de sable de ce rouage un peu trop parfait. Il avait fini par me dire « Oui évidemment il n’y a que des gars sur la mission, alors tu vois bien… ce sont tous de jeunes mecs qui s’habituent un peu trop à la vie facile, l’alcool, le personnel de maison, les filles tout ça… il faudra sans doute que tu mettes un peu d’ordre avant qu’il n’y ait de dérapage, des copines d’accord, mais bon pas trop de putes à la maison »! 
A mon passage suivant au siège, deux mois plus tard, la mission s’était pas mal développée avec l’ouverture d’un autre programme et comportait 10 expatriés dont 3 filles. Au détour d’un couloir je lance à ce directeur « alors tu dois être content, il y a des filles maintenant… ça s’est « moralisé » ? ». Complètement dépité, il m’a répondu « non mais pas du tout, elles sont pires que les garçons, t’imagine, elles se tapent leurs chauffeurs, leurs gardiens, j’arrive à peine à y croire ». Cet échange me parait être une assez bonne illustration des comportements terrain et des perceptions diverses qu’ils entraînent à la fois côté "expatrié" et côté "locaux" dont j'expose quelques situations dans un autre article sur ce site.

Reste la question des autres aspects du comportement dit « féminin », en particulier dans les pays musulmans. L’île Autonome d’Anjouan est le troisième pays musulman dans lequel j’ai vécu. Il a pu paraître surprenant à mon entourage de m’entendre dire que ce sont les pays où j’ai pu vivre ma position de « femme » le plus librement, où je ne me suis jamais sentie enfermée dans une représentation liée au genre, contrairement aux autres pays fréquentés, France compris5. Je suis cependant parfaitement athée et ne ressens aucun besoin de me tourner vers une pratique régulière de discipline ou de spiritualité qu’elle soit religieuse ou non. J’ai conscience ici de toucher un sujet sensible, en particulier dans le contexte actuel de débat (?) sur le voile, sujet qu’il serait sans doute dangereux de traiter en quelques lignes. Je vais essayer cependant de poser dans ce paragraphe quelques questionnements auxquels je n’ai pas encore apporté de réponse. 

 Ces questionnements n’ont pas fait l’objet d’analyse ils sont directement issus des observations terrains en particulier celles réalisées à Anjouan. Ils me semblent importants face à, la vivacité des représentations dont sont munis bon nombre d’expatriés en mission dans des pays musulmans, la définition des programmes et de leurs critères tous porteurs de multiples développements particuliers destinés à changer les positions et fonctions des femmes dans ces mêmes pays. J’ai noté brièvement dans le mémoire que bons nombres de points de fonctionnement de la mission niaient la réalité sociale, même légale, comme l’existence de la polygamie, au nom de l’égalité des sexes. Je ne me suis pas attardée sur le fait qu’ils maintenaient dans le même temps les femmes comoriennes employées à des postes subalternes, même lorsqu’elles étaient très diplômées, ce qui n’est de plus pas du tout conforme aux représentations en œuvre dans la société anjouanaise: se faire diriger par une femme n’est pas un problème pourvu qu’elle ne soit pas d’un rang social inférieur. Je n’ai pas poussé plus avant l’analyse de ce fait ni rapporté les observations afférentes. Pour exemple la nationalisation du poste d’administratrice, confié à une femme titulaire d’un BTS de comptabilité après le départ de l’expatriée chargée de ce poste, a été accepté sans problème du côté équipe comorienne, Assiati ayant déjà largement fait ses preuves dans ce domaine, mais a été complètement contestée du côté expatriés qui lui ont refusé toutes les prérogatives liées à ce poste – accès aux documents, participation aux réunions, titre de cadre, signature de documents – l’obligeant ainsi à démissionner après mon départ la situation étant devenue intenable sans mon arbitrage.

Je n’ai pas trouvé d’explication satisfaisante à l’acharnement des expatriées de mes équipes sur tous les aspects liés à la féminité tant chez nos employées que pour la partie féminine des populations bénéficiaires. Non seulement ces expatriées refusaient de manière ostentatoire tout changement à leur comportement «occidental», quitte à choquer la population par des tenues considérées comme indécentes, mais elles faisaient de l’adoption de ce comportement un combat obligatoire reléguant ainsi la plupart des habitudes féminines des populations d’accueil au rang de frein à la civilisation voire d’obscurantisme.
Beaucoup d’autres observations m’ont fait émettre l’hypothèse que l’image attachée à la femme musulmane, surtout comme dans le cas d’Assiati lorsqu’elle est très pratiquante, reste dans les représentations occidentales celle d’une femme soumise à laquelle on refuse non seulement les statuts décisionnaires dans l’organisation, mais aussi les choix sur l’évolution de sa place dans sa propre société, ceci quelque soit son statut social dans cette société ou son niveau d’étude.

Lors de mon court passage à l’Université à mon retour des Comores, avisant le henné sur mes ongles, une étudiante de maîtrise, sensiblement plus âgée que les autres étudiants, me demande « Tu aimes les sociétés musulmanes ? ». A ma réponse affirmative elle enchaîne « alors tu es pour les femmes dociles ». Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire à la pensée d’une éventuelle « docilité » des femmes anjouanaises surtout de celle qui m’avait offert le henné en question. Si effectivement une certaine mollesse et passivité (cette passivité est aussi très marquée chez les hommes) peut en caractériser une grande partie d’entre elles, elles restent extrêmement maîtresses chez elles et le font savoir, parfois bruyamment. La grande majorité des divorces anjouanais sont d’ailleurs à l’initiative des femmes6. Les systèmes sociaux des 4 îles comoriennes comportent des différences, mais tous sont matrilocaux. Le père construit une maison pour ses filles qui a ensuite, tout au moins à Anjouan, le pouvoir d’en refuser l’entrée à son époux.
Il se dit par exemple couramment dans les trois îles, ainsi que dans la communauté comorienne de Nantes :
« si tu vois quelqu’un qui travaille à Ngazidja, il parle Shindzuani ». « Le Grand Comorien ne pense qu’à dormir, le Mwélien à manger et l’Anjouanais travaille ». « Si tu veux obtenir quelque chose d’un Grand Comorien tu l’appelles chef, d’un Mwelien tu lui donnes à manger, d’un Anjouanais tu lui donnes de l’argent ».

Un des chercheurs du CNDRS m’expliquait en privé cette situation par les différences de pouvoir des femmes sur les trois îles. Pour lui, en simplifiant, même si dans tous les cas les résidences appartiennent aux femmes, quand un grand Comorien rentre chez lui c’est pour se mettre les pieds sous la table, il ne se préoccupe pas de savoir comment la nourriture est arrivée jusque là, alors qu’un Anjouanais ne pourra pas passer la porte de chez lui s’il n’a pas trouvé soit un salaire, soit de quoi garnir la table… Si je n’ai eu connaissance d’aucune étude formelle sur cette explication, j’ai pu largement en vérifier la réalité sur l’île d’Anjouan
Les Anjouanaises sont aussi totalement décisionnaires pour tout ce qui concerne les enfants. Un de mes amis comorien de Nantes, âgé de plus de 40 ans, a refusé un poste bien rémunéré à Tahiti parce que sa mère restée aux Comores ne voulait pas qu’il quitte la France. Malgré son âge, ses 20 ans de vie française et la dureté de son emploi actuel il a obtempéré.

D’autres observations, notamment chez les Touaregs, m’ont amené à la conclusion que la soumission des femmes musulmanes (on ne parle pas ici bien sûr de pays intégristes) méritait au moins un questionnement plus nuancé.

De même si j’ai mentionné le rôle des femmes dans les cuisines lors des préparatifs de fêtes, l’observation à l’intérieur de la Médina de la vie de tous les jours m’a montré que la répartition des tâches ménagères était beaucoup moins sexuée que nos représentations habituelles le laisseraient penser. Tous les Anjouanais que j’ai rencontrés, mariés ou non, savaient cuisiner, laver le linge, et repassaient eux-mêmes leurs vêtements, je les voyais régulièrement affairés autour des bassines ou étendre les lessives, ce qui ne me semble pas, d’après les enquêtes sociologiques, le cas d’une grande partie des Français.

D’autre part la valorisation de l’homme par la femme se fait tout à fait différemment que dans nos sociétés. Un homme tirera un profit symbolique d’un positionnement élevé de sa femme, alors que bien souvent en France, il se sent diminué dans son orgueil de mâle si sa femme est plus diplômée ou occupe un poste supérieur au sien. Il ne m’a pas semblé non plus que les hommes politiques dans ces pays pratiqués se servaient systématiquement de leur femme pour assurer leur élection, ce qui peut rendre par exemple les possibilités d’accès aux postes dirigeants plus égalitaires entre sexes. Ce n’est pas la situation observée chez nos dirigeants actuels, et je me demande toujours quel mari permettra à sa femme de devenir Présidente de la République française en acceptant d’oublier sa propre ascension et devenir, comment allons-nous dire, "premier mari" de France.

Il ne s’agit pas ici bien sûr de faire l’apologie des sociétés musulmanes qui présentent aussi beaucoup de différences entre elles, mais de relativiser des représentations à la fois très communes, fortes et souvent génératrices de « violence symbolique » envers les femmes de nos pays d’accueil.

Je n’ai pas traité dans le mémoire de cet aspect des représentations liées au personnel « local » féminin, ni celui de la rencontre des visions fort différentes de l’« émancipation » de « la » femme. Ils me paraissent cependant des éléments essentiels dans l’imposition des normes de pensée à laquelle participe l’ « action humanitaire ». D’autres enquêtes seront sans doute nécessaires pour en appréhender tous les enjeux, les résistances des «locales» et les motivations militantes des expatriées.


Le recueil des matériaux


Avant le cursus de sociologie.

Une grande partie des observations rapportées dans ce travail est issue des premières expériences humanitaires. L’essentiel du corpus portant sur cette période est constitué d’écrits réalisés dans le cadre du travail. Ce sont les rapports internes et externes, les réponses du siège. Y sont joints tous les documents administratifs internes, contrats, règlements, notes de service, un panel des documents de communication externe et des documents émanant des bailleurs de fonds et les documents distribués lors de formations au départ.
Un certain nombre d’écrits « intimes », selon l’expression de Siméant, ainsi que les agendas ont été aussi conservés.

Le journal de bord est sensiblement différent de celui tenu après le cursus de sociologie. Sans pouvoir se confondre avec un journal intime, il mêle les « coups de gueule », les « ras-le-bol », les impressions personnelles gardées pour soi, au récit factuel rapporté et aux petites notes servant à élaborer les rapports. On peut y trouver ainsi sur la même page les coordonnées géographiques d’un puit, des données épidémiologiques, le portrait du chauffeur et le compte rendu de la dernière réunion d’équipe annoté de réflexions et observations diverses. J’ai bien conscience des limites d’utilisation de ce matériau dont les éléments ne sont pas toujours faciles à recontextualiser, et n’ont été ni recueillis, ni organisés dans un but précis de recherche.

De même les entretiens, réalisés à partir de la deuxième mission, ne l’ont pas été dans le cadre méthodologique enseigné à l’Université. Ces entretiens n’ont pas été motivés non plus par une quelconque idée de reprise d’études que je n’avais pas à cette époque, mais par le désir de comprendre la vision que chacun d’entre nous donnait à son expérience. Ils n’ont pas toujours de fils directeurs bien définis, ni de grilles de questionnements. Ce sont généralement des récits de mission au cours desquels je n’interviens pratiquement jamais en dehors de quelques demandes de précisions : lieu, personne, ou autre renseignement technique. J’ai rarement cherché à faire préciser le sens que mon interlocuteur voulait donner à un mot, un jugement. Cette technique a été utilisée plus par accord tacite intra-humanitaire sur le sens donné aux choses, aux mots, que par volonté délibérée de laisser le discours libre. Trois sortes d’archives de ces entretiens/récits ont été conservées, des notes prises dans mon cahier/journal de bord, des supports enregistrés, et quelques récits écrits à ma demande.

Le recueil organisé

Le journal de bord

Sans même tenir compte des conditions matérielles de travail, électricité deux soirs sur trois et le dimanche uniquement en fin de journée, visites quotidiennes des voisins et différents collaborateurs « locaux » au domicile jusqu’à des heures tardives – l’essentiel de mon travail consistant à écrire des rapports, des documents administratifs, des « proposals », ou autres courriers à l’intention des différents partenaires, il m’était difficile de trouver encore l’énergie le soir ou le week-end de me consacrer à d’autres travaux astreignants d’écriture.
Ayant alors fait rapidement la constatation qu’il me serait très difficile dans ces conditions d’effectuer tout travail d’écriture constructif pour ce mémoire, je me suis attachée à récolter le maximum de matériaux sans vraiment m’attarder à l’objectivation ou à la réflexion sociologique. L’essentiel de mon temps libre a été ainsi consacré à la connaissance du contexte anjouanais, visites, lectures, participation à la vie du quartier en général, ce qui a à la fois multiplié mes sources d’informations et permis de faire évoluer mes représentations auprès de la population. Remettant à plus tard le soin de compiler les informations, j’ai tenu mon journal de bord sur trois types de support : mon agenda de travail sur lequel je m’obligeais à noter assez précisément tous les faits marquants de la journée, réunion, réception de courrier, contestations, évènements politiques… mon journal/cahier pour les notes prises au cours du travail, les observations, les pistes de réflexion entrevues, et les nombreuses lettres aux proches dans lesquelles je m’autorisais une écriture plus libre, cherchant à faire partager impressions, réflexions, sentiments... Cette partie intime m’a aussi permis par un peu d’humour narratif, d’autodérision, d’évacuer un certain nombre de ressentiments, d’énervements, envers une population dont le fatalisme et les dissensions très vives et permanentes étaient parfois assez difficiles à vivre au quotidien, malgré les très bons moments passés sur ce terrain. C’est sur ce support que j’ai commencé à formuler explicitement un certain nombre de pistes pour la rédaction du mémoire.

Un travail très long au retour a consisté à coder puis faire des recoupements de ces trois journaux mis – partiellement pour le cahier d’observations – sous tableau Excel. Ce travail beaucoup trop important pour le temps imparti à la réalisation de la maîtrise a surtout été l’occasion de tester ce système de recueil et de prendre quelques « bonnes résolutions » pour les terrains futurs, la principale étant la mise en tableau au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête avec au moins le codage par lieu et par date. Si la répartition sur les trois supports me semble adaptée à mes méthodes de travail, mon fonctionnement de mémoire, d’élaboration de la réflexion et mes obligations professionnelles sur le terrain, il me semble maintenant préférable d’effectuer dès le recueil un premier codage assez grossier à l’intérieur duquel suivant l’orientation du traitement du sujet des affinages seront fait. Le risque est sans doute alors de se trouver un peu prisonnier d’un système de classement fruit d’une première problématisation qui n’est pas forcément la bonne, ce qui peut orienter le recueil futur.

Les entretiens

Un autre point des difficultés des conditions d’enquête que je ne n’ai pas encore mentionné, est l’omniprésente paranoïa observée aux Comores, en particulier à Anjouan. Paranoïa de l’espion, du mercenaire caché, du pédophile masqué…Cet état d’esprit régnant nous a obligé à une mise en garde perpétuelle quant aux propos, questionnements, attitudes envers les enfants, une extrême réserve pour l’utilisation du magnétophone, de l’appareil photo. Dans ce climat, le moindre entretien enregistré devenait suspect. J’ai réussi à en obtenir quatre, un chez moi, deux au domicile des personnes avec un nombreux public inévitable, et un en plein air lors d’une balade. Ces entretiens ont eu pour objet les parcours de vie, ce qui n’est pas évident dans une culture où parler de soi n’est non seulement pas une habitude, mais peut être également synonyme d’irrespect envers un supérieur hiérarchique. Je savais aussi par expérience que les mécanismes d’introjection/ projection sont particulièrement marqués dans les cultures africaines. Il m’a fallu quelques temps lors de mes premiers séjours en Afrique pour saisir les différentes manières de dire non tout en acquiescant ou de coller aux attentes des occidentaux. Le questionnement a été un peu différent d’une personne à l’autre, suivant le degré de relation que nous avions et les lieux mais, d’une manière générale, aux thèmes généraux proposés comme « Raconte comment tu as connu Care ?» ou « C’était comment l’école du temps de ton enfance (ou du temps de tel président) » plusieurs relances ont été nécessaires pour obtenir un récit un peu étoffé. Ces entretiens ont été sans doute plus révélateurs des mécanismes de défense, de l’idée que ces personnes se faisaient « des choses qui peuvent intéresser les Blancs », que d’informations positives sur le sujet. Aucun entretien formel d’expatrié n’a été effectué.
Tous les autres entretiens ont été réalisés de manière informelle, lors de soirées, voyages en voitures, attentes – souvent très longues – de rendez-vous, entretiens dont les grandes lignes ont été retranscrites ensuite de mémoire sur le cahier/journal. Ce sont de loin les plus fournis au sens strict de connaissance factuelle.

D’autres conversations, réunions ont été enregistrées à l’insu des participants, grâce à un petit logiciel d’enregistrement (format MP3) sur mon ordinateur. Je laisse un mini micro très discrètement accroché sur les écouteurs branchés en permanence sur le portable, prétextant d’écouter de la musique en travaillant. Il me suffit alors d’effectuer un simple clic de souris pour activer le magnétophone tout en feignant de prendre des notes. Ces réunions, que j’ai volontiers multipliées dans le temps et l’espace, mélangeant ou isolant tour à tour les intervenants selon les régions, les postes, les anciennetés, ont été la première source d’information sur les rapports d’obligations entre personnels, leur évolution et les réseaux qu’ils engendraient. Un ordre du jour, plus ou moins détaillé selon que cette réunion était orientée enquête ou travail humanitaire, était donné et un président de séance nommé. Il m’était ensuite beaucoup plus facile de laisser l’organisation de la parole libre et de conserver une position d’observateur que lors des entretiens formels.
Les autres aspects méthodologiques de la rédaction du mémoire ont été traités, pour l’écriture dans un autre article, pour le recueil traitement des autres sources d’information utilisées, archives, photos, dans deux autres articles à venir sur le site.

Pour des raisons à la fois de sécurité et de respect pour ces personnes les enregistrements ont été effacés après avoir été retranscrits plus ou moins en intégralité. Un système personnel permettait ensuite à ces retranscriptions de rester invisibles sur mon ordinateur.

4 Voir notamment les travaux de : Blanchard, P, Lemaire S, « Exhibitions, expositions, médiatisations et colonies », Culture coloniale: La France conquise par son Empire, Collection Mémoire, Edt Autrement, Paris, 2003.
Boëtsch, G, « Images du physique de l'Autre et qualifications mentales », Revue Hermes n°30, Stéréotypes dans les relations Nord-Sud, 2001.
Chalaye, Sylvie, Nègres en images, L'Harmattan, Africultures, Paris, 2002.
5 Je reste parfaitement lucide sur les privilèges que donnent les statuts expatriée et « blanc » à cette liberté, ce qui ne me semble pas cependant invalider les observations rapportées.
6 L’obtention de ce divorce qu’il soit à l’initiative de la femme ou de l’homme demande ensuite souvent l’implication des familles, je n’ai pas réussi à en connaître précisément toutes les modalités, des différences existant entre les régions ou les rattachements aux confrèreries.
7 Ngazidja, Grande Comore, Ndzuani, Anjouan, Mweli, Mohéli, le préfixe shi indique la langue parlée dans le pays dont le nom suit. J’ai remarqué que l’emploi du nom français ou comorien suivait certaines règles, s’il s’agit de politique officielle, ce sont les noms occidentaux, s’il s’agit de coutumes ou de rapports entre personnes les appellations comoriennes sont privilégiées.