Des pratiques aux représentations
d’une catégorie socioprofessionnelle « indigène » :
le « personnel local » des ONG:
Retour sur le rapport entre position de
l'enquêteur et recueil de matériaux
Le recueil de matériaux s'est fait
en deux temps, selon des positions d'enquêteur et des visées
différentes. Sans revenir sur la genèse de ce travail expliquée
dans d'autres textes publiés ici, nous pouvons distinguer deux
positions d'enquêteur, avant et après le cursus de sociologie, et
deux types de recueil de données, la première à visée
personnelle, la seconde en vue de l'écriture d'un mémoire de
maîtrise.
La position "officielle"
de l'enquêteur dans l'organisation reste la même sur les deux
périodes.
Le témoignage/questionnement de
cet article va donc s'articuler entre position de l'enquêteur,
recueil de matériaux et traitement de la subjectivité.
Un retour sur le terrain motivé par l'enquête sociologique
Habituée de longue date à des
changements de milieux sociaux, culturels, géographiques, et
professionnels, il me semble avoir acquis dans mon comportement
quotidien un certain nombre d’automatismes, de réflexes et
d’attitudes qui me permettent de m’adapter assez facilement à
toutes sortes de situations tout en conservant une vigilance extrême
envers les dangers potentiels que ma présence peut provoquer, les
enjeux liés à mon intrusion dans ces milieux, les réactions des
personnes rencontrées. C’est sans doute ce qui a pu développer un
certain « goût » pour l’observation et des capacités réactives
assez rapides. La rédaction de ce mémoire a été pour moi la
première occasion de m’interroger « formellement » sur ce
comportement tant toutes ces interrelations et les
positionnements divers qu’elles induisent font partie de ma «
manière de vivre » et de regarder mon environnement ; ces réflexes
ou habitudes ont aussi pu être vitaux dans certains endroits
fréquentés. Les difficultés mentionnées dans l'enquête pour ces
« moments de vie en mission » m’ont semblées liées en priorité
à l’implication dans un système humanitaire envers lequel je
reste très critique, pas aux modes de vie différents dans lesquels
je me suis toujours plongée assez facilement.
Par je ne sais quel « égarement
d’esprit » j’ai cependant pensé aborder ce terrain de manière
différente des précédents. Il me semblait que les quatre années de
recul, le passage par la sociologie allaient pouvoir m’éviter les
réactions émotives, les implications trop impulsives et toutes
sortes de comportements antérieurs qui, s’ils m’avaient comblée
d’un point de vue connaissances, richesses de rencontres et
conception de la vie en général, m’avaient laissée relativement
épuisée émotionnellement. Je n'avais pas non plus mesuré, à l'époque, l'importance et la profondeur des traumatismes "cachés" suite aux vécus en situations de guerre.
Une fois de retour sur le terrain, je me suis très vite aperçue que
si la sociologie m’avait apporté de nombreux outils de
conceptualisation de la réflexion, d’organisation et de
restitution des observations, ainsi que de nombreuses références
pour étayer mes arguments et l’apprentissage de formes d’écriture
différentes, elle m’avait été de très peu d'utilité dans
l’évolution de mes rapports au terrain et mon mode d'"immersion".
J’ai écrit dans une de mes lettres :
« […] Côté tête bof, je commence à désespérer sérieusement de mes capacités intellectuelles, tellement ces trois années de sociologie n'ont pas réussi à modifier d'un pouce mon comportement. J'ai "replongé" la tête la première dans l'action et je me retrouve confrontée aux mêmes problèmes, mêmes colères, mêmes plaisirs et mêmes agacements à travailler avec les équipes malgré et grâce aux différences de culture, mêmes réactions beaucoup trop "affectives". Alors comme pour les précédentes "missions", j'essaie de partager au quotidien la vie des gens qui m'entourent, logement, travail, sorties, fêtes et deuils, révolte et soumission, amours, amitiés, disputes, jeun du Ramadan et autres relations ou évènements de la vie sociale. J'emmagasine au maximum des informations, enregistrements, photos, écrits, lectures sans trop chercher à analyser, et puis kamgoi venze (Inch Allah en comorien, je crois que je me répète, mais c’est vraiment une phrase redondante ici) je devrais avoir suffisamment de matériaux pour rédiger une maîtrise à mon retour. J'ai abandonné depuis longtemps toute idée de prendre du recul. Comme d'habitude je râle, je m'enthousiasme, je ris, provoque, pleure aussi parfois, déprime ou insuffle de l'énergie, en bref j'influe totalement sur mon "objet d'étude". D'accord ce n'est pas très "sociologique" comme démarche, mais je crois que j'aurais vraiment du mal à fonctionner autrement que par "immersion" pour approcher, tenter de comprendre les interrelations, les ressentis d'un groupe, d'une population. J'ai un tout autre regard par exemple sur la "passivité/mollesse" des femmes comoriennes, après avoir porté toute la journée de l'Ide legaoni, costume traditionnel féminin (rigole pas je ne me suis même pas empêtrée dedans), encore très en usage aujourd'hui, le vendredi, les sorties officielles, le mois du Ramadan, et pour de nombreuses autres occasions. L'étude du costume des femmes et des regards masculins ou remarques à ce sujet pendant ce mois de Ramadan, rapportée au respect du jeun, la place dans la société, m'a sûrement plus appris que toutes les lectures d'enquêtes, résultats de questionnaires sur le statut et les combats des femmes aux Comores. J'aurai bien entendu un gros travail à faire pour déterminer la part de subjectivité dans mes résultats d'observation, mais je ne me vois pas du tout dans le rôle d'une intellectuelle capable d'un regard extérieur [...] ».
Les choix de mes informateurs, des
modes de recueil des observations, et les analyses de validité de
ces informations procèdent de ce mode de vie. Rapporter les détails
de ces choix serait fastidieux, ils ont été mentionnés dans le
travail de mémoire lorsqu’ils me paraissaient importants pour la
compréhension.
Cependant je voudrais soulever trois points qui m’ont
semblé être significatifs dans le «positionnement à part» que
j’ai toujours eu lors des missions et la connaissance assez rapide
(toutes proportions gardées) des systèmes sociaux des pays
d’accueil. Ces points sont sans doute à prendre en compte dans la "position de l'enquêteur", et l'orientation de mon recueil
de matériaux.
Tout d’abord mon parcours
professionnel que j’ai qualifié ailleurs de « diversifié » m’a
amené à aborder un certain nombre de domaines techniques –
agriculture, pêche, transport maritime, plaisance, couture, soins
infirmiers, mécanique – pour certains desquels je possède des
qualifications ainsi que la gestion de plusieurs types de structures
très présentes dans les pays dits « moins avancés »,
associations, coopératives, et syndicats. Ces connaissances et
diplômes, m’ont souvent ouvert de nombreuses portes habituellement
fermées aux expatriés, ils m’ont aussi permis de nombreux
échanges, discussions techniques au cours desquels les mécanismes
de défense, d’introjection/projection se font moindre.
J’ai ainsi pris l’habitude de
présenter à chaque contrôle policier ou douanier mes papiers à
l’intérieur de mon livret maritime qui est toujours un excellent
sésame. Dans la plupart des pays j’ai pu remarquer que la mer et
les marins fascinent, ce « marquage » marin permet souvent aussi de
faire accepter plus « naturellement » un comportement « inhabituel
» de la part d’une expatriée…
De plus, pouvoir circuler librement sur
un port par exemple est un très bon moyen de connaître les circuits
parallèles commerciaux ou de migration. Ces connaissances ont aussi
souvent favorisé une meilleure appréciation des discours que ce
soit lors des recrutements de chauffeurs, de logisticiens, des postes
techniques en général ou les justifications de réparations de
matériel, de véhicule ou de consommation d’essence, ou bien
encore les définitions de programmes touchant bien souvent à ces
domaines.
Par exemple lors de cette dernière
mission personne n’avait relevé, avant mon arrivée, l’incongruité
de factures régulières d’essence pour un groupe électrogène
diesel, d’autres incohérences plus subtiles ont pu aussi être
identifiées.
Elles m’ont aussi permis de trouver
d’autres rôles sociaux dans les populations d’accueil, aide à
la création d’associations, de coopératives, d’ONG locales,
cours d’informatique, les possibilités de contre don suscitant
alors plus facilement les dons premiers.
Le deuxième point concerne la langue
de communication. Assez rares sont les expatriés qui font l’effort
d’apprendre la ou les langues des pays d’accueil. J’ai montré,
dans un autre article, que l’obligation pour les employés «
locaux » d’employer les langues usuelles de l’Humanitaire,
français ou anglais pouvait entraîner des pratiques de noyautage.
De plus, même dans ces cas, la langue d’échange entre ces
employés reste une des langues locales ce qui laisse en dehors d’une
grande partie des interrelations toute personne ne maîtrisant pas
cette langue, ce qui est le cas de la quasi-totalité des encadrants
expatriés des missions. Dans certains pays il est pratiquement
impossible pour d’aussi courtes périodes de mission d’apprendre
la totalité des langues auxquelles on sera confronté. Par exemple
l’équipe d’Equilibre chez qui je logeais au Mali comportait
plusieurs ethnies, Bambaras, Peuls, Dogons, Sonrais et Tamashèques.
Ma première priorité a cependant
toujours été d’apprendre les rudiments de la langue locale qui me
semblait la plus appropriée, ce qui m’a ouvert pas mal de portes.
Un cas assez drôle a été aux Comores où l’ensemble du
personnel, ravi de voir enfin une expatriée apprendre le Shindzuani,
a vraiment fait beaucoup d’efforts pour m’aider dans cet
apprentissage, ce qui a donné lieu à de multiples fous rires devant
mon accent déplorable, ou les confusions de termes assez fréquentes
provoquant des jeux de mots complètement incontrôlés. Mais ils
n’avaient pas calculé du tout qu’une fois cet apprentissage
effectué leur espace de liberté d’expression au bureau allait
considérablement se restreindre. Ils ont régulièrement oublié
ensuite ces habitudes de parler sans retenu devant nous ce qui a pu
provoquer quelques scènes de confusion dont il a fallu parfois
sortir par l’humour…
Cet apprentissage est bien évidement
aussi un plus dans les relations de la vie quotidienne, il évite
l’emploi systématique d’un traducteur lors des enquêtes dans la
population, enquêtes pour les besoins sociologiques ou humanitaires,
tous les échanges sont ainsi facilités.
Le troisième point est sans doute plus
une piste de questionnement qui mêle encore à ce stade à la fois
féminité, religion et professionnalisme.
Une particularité des expatriées que
j’ai souvent remarquée sur les terrains est de ne fréquenter que
des hommes. De fait notre personnel local féminin occupe souvent le
bas de l’échelle et peu de femmes «blanches» pensent à frayer
avec les secrétaires, les femmes de ménage. Les rapports avec la
population « locale » se limitant bien souvent aux rapport avec le
personnel de l’ONG, très peu d’expatriées ont accès à la vie
féminine des pays d’accueil. Il m’a semblé cependant pouvoir
déceler une espèce de position privilégiée de la femme blanche «
humanitaire » en pays africain, pour peu qu’elle se donne la peine
d’être femme au milieu d’autres femmes en même temps que «
professionnelle », notion qui reste dans ce milieu (du côté
occidental) fortement connotée comportement « masculin ».
Je n’imagine pas aborder ma
connaissance d’un pays autrement qu’en partageant des moments de
vie avec d’autres femmes, qu’elles soient employées ou non de
l’organisation. J’aime tout particulièrement ces ambiances «
sans hommes » qui libèrent toujours des espaces de paroles
différents ; toutes les complicités de femmes, les apprentissages
réciproques ; comment mettre du henné sur les ongles, porter un «
shiromani », un « gaoni » ; les soirées dans les ruelles de la
Médina pour dénicher les derniers arrivages de chaussures en
provenance de Dubaï; les discussions sur la polygamie ; les
préparatifs de fêtes, de repas, de mariages, toutes ces soirées où
les femmes se retrouvent entre elles, occupées à mettre des
arachides en sachets pour les invités, à éplucher des montagnes de
légumes et pendant lesquelles les langues se délient, les
plaisanteries fusent, l’appartenance se renforce... Si certains
endroits réservés aux hommes peuvent s’ouvrir parfois pour les
femmes « blanches » lorsque leurs fonctions leur donne une position
spéciale, ce qui est par exemple le cas des chefs de mission et j’en
ai toujours largement profité, ces moments « féminins » restent
une exclusivité de notre sexe, ce qui nous peut nous ouvrir
théoriquement plus de possibilités d’accès « terrains ».
Cependant il me semble qu’il y a sur
beaucoup de terrains, et de plus en plus avec l’arrivée des «
filles » dans les métiers de la logistique ou de techniciens, une
espèce de déni de cette position de femme comme si le fait
d’afficher cette différence «genre » allait amoindrir le respect
des équipes, la reconnaissance de professionnalisme, ce que je n’ai
jamais observé bien au contraire.
Ce déni se retrouve jusque dans les
possibilités de rapports intimes. La norme par exemple est souvent
pour les expatriés célibataires de trouver une copine « locale »
de l’héberger à la maison (collective ou non), de l’entretenir,
de lui faire de menus cadeaux, et de l’emmener lors des sorties
collectives expatriées, restaurants, plages, boites etc… Ce qui
est accepté sans problème de la part du reste de l’équipe, un
comportement « naturel ». Il arrive même que la prise en charge
financière de la ou des « copines résidentes » se mutualise sur
l’ensemble de l’équipe. Je n’ai jamais rencontré le cas
inverse. Est-ce à dire que les filles n’auraient pas de vie
sexuelle sur les missions ?
L’expérience montre tout le
contraire, mais la différence se situe tout d’abord dans la
visibilité. J’ai pu distinguer deux cas principaux de figures pour
cette visibilité. Le premier, l’expatriée ne fait pas vraiment
mystère de sa relation, mais elle la vit hors champ de vue des
autres expatriés (soit elle sort avec un homme marié, cas
extrêmement fréquent, soit ses représentations mentales sans doute
l’empêche d’entretenir le copain en question et elle « quitte
provisoirement » l’équipe pour aller vivre quelques moments
intimes ailleurs). Dans le deuxième cas, l’expatriée peut être
une femme mariée ou engagée ou l’homme choisi ne peut pas
afficher sa relation et les relations restent officiellement
secrètes.
L’autre différence principale
relevée se situe dans le choix du vivier où pêcher l’élu(e).
L’écrasante majorité des expatriés choisissent une copine hors
ONG – il existe d’ailleurs dans la plupart des pays d’accueil
des réseaux à cette intention – alors que la plupart des
expatriées fraient avec un des employés « locaux », le plus
souvent dans le bas de l’échelle, chauffeurs ou « assistants log
». Ces relations sont aussi généralement beaucoup plus éphémères.
Interrogée par cette tendance des
humanitaires à ne pas vivre leur vie de femme dans tous ses aspects
et de manière sereine, j’ai écrit de nombreuses pages sur ces
relations entre expatriés et locaux (hors sociologie) fruits des
observations et des recueils de discours. Ces comportements m’ont
semblé relever du côté masculin, d’une « virilisation »
poussée des rapports homme/femme, une sorte de revanche sur l’ «
émancipation » féminine occidentale, peut-être la réalisation
d’un fantasme de toute puissance. Du côté féminin on retrouve
tout d’abord très nettement la fascination pour les figures du «
sauvage » et de l’ « indigène » de l’époque coloniale, puis
une sorte de difficulté à assumer ces relations jugées sans doute
beaucoup moins valorisantes dans ce sens que pour leurs collègues
masculins. La notion d’intérêt, financier ou symbolique, toujours
assez clairement visible dans ces relations «locales » semble
aussi poser beaucoup plus de problèmes aux femmes expatriées qu’aux
hommes. Une analyse plus poussée des représentations mentales sur
lesquelles s’appuient ces régularités qui semblent pourtant
procéder des choix intimes dépasserait bien entendu le cadre de cet
article, mais reste une piste de questionnement.
Par exemple, lors du recrutement
suivant cette expérience, j’avais choisi une petite mission, avec 5 expatriés, et,
face aux descriptions « idylliques » du directeur des ressources
humaines, j’avais cherché à savoir où pouvait se situer le petit
grain de sable de ce rouage un peu trop parfait. Il avait fini par me
dire « Oui évidemment il n’y a que des gars sur la mission, alors
tu vois bien… ce sont tous de jeunes mecs qui s’habituent un peu
trop à la vie facile, l’alcool, le personnel de maison, les filles
tout ça… il faudra sans doute que tu mettes un peu d’ordre avant
qu’il n’y ait de dérapage, des copines d’accord, mais bon pas
trop de putes à la maison »!
A mon passage suivant au siège, deux
mois plus tard, la mission s’était pas mal développée avec
l’ouverture d’un autre programme et comportait 10 expatriés dont
3 filles. Au détour d’un couloir je lance à ce directeur « alors
tu dois être content, il y a des filles maintenant… ça s’est «
moralisé » ? ». Complètement dépité, il m’a répondu « non
mais pas du tout, elles sont pires que les garçons, t’imagine,
elles se tapent leurs chauffeurs, leurs gardiens, j’arrive à peine
à y croire ». Cet échange me parait être une assez bonne
illustration des comportements terrain et des perceptions diverses
qu’ils entraînent à la fois côté "expatrié" et côté
"locaux" dont j'expose quelques situations dans un autre
article sur ce site.
Reste la question des autres aspects du
comportement dit « féminin », en particulier dans les pays
musulmans. L’île Autonome d’Anjouan est le troisième pays
musulman dans lequel j’ai vécu. Il a pu paraître surprenant à
mon entourage de m’entendre dire que ce sont les pays où j’ai pu
vivre ma position de « femme » le plus librement, où je ne me suis
jamais sentie enfermée dans une représentation liée au genre,
contrairement aux autres pays fréquentés, France compris5. Je suis
cependant parfaitement athée et ne ressens aucun besoin de me
tourner vers une pratique régulière de discipline ou de
spiritualité qu’elle soit religieuse ou non. J’ai conscience ici
de toucher un sujet sensible, en particulier dans le contexte actuel
de débat (?) sur le voile, sujet qu’il serait sans doute dangereux
de traiter en quelques lignes. Je vais essayer cependant de poser
dans ce paragraphe quelques questionnements auxquels je n’ai pas
encore apporté de réponse.
Ces questionnements n’ont pas fait
l’objet d’analyse ils sont directement issus des observations
terrains en particulier celles réalisées à Anjouan. Ils me
semblent importants face à, la vivacité des représentations dont
sont munis bon nombre d’expatriés en mission dans des pays
musulmans, la définition des programmes et de leurs critères tous
porteurs de multiples développements particuliers destinés à
changer les positions et fonctions des femmes dans ces mêmes pays.
J’ai noté brièvement dans le mémoire que bons nombres de points
de fonctionnement de la mission niaient la réalité sociale, même
légale, comme l’existence de la polygamie, au nom de l’égalité
des sexes. Je ne me suis pas attardée sur le fait qu’ils
maintenaient dans le même temps les femmes comoriennes employées à
des postes subalternes, même lorsqu’elles étaient très
diplômées, ce qui n’est de plus pas du tout conforme aux
représentations en œuvre dans la société anjouanaise: se faire
diriger par une femme n’est pas un problème pourvu qu’elle ne
soit pas d’un rang social inférieur. Je n’ai pas poussé plus
avant l’analyse de ce fait ni rapporté les observations
afférentes. Pour exemple la nationalisation du poste
d’administratrice, confié à une femme titulaire d’un BTS de
comptabilité après le départ de l’expatriée chargée de ce
poste, a été accepté sans problème du côté équipe comorienne,
Assiati ayant déjà largement fait ses preuves dans ce domaine, mais
a été complètement contestée du côté expatriés qui lui ont
refusé toutes les prérogatives liées à ce poste – accès aux
documents, participation aux réunions, titre de cadre, signature de
documents – l’obligeant ainsi à démissionner après mon départ
la situation étant devenue intenable sans mon arbitrage.
Je n’ai pas trouvé d’explication
satisfaisante à l’acharnement des expatriées de mes équipes sur
tous les aspects liés à la féminité tant chez nos employées que
pour la partie féminine des populations bénéficiaires. Non
seulement ces expatriées refusaient de manière ostentatoire tout
changement à leur comportement «occidental», quitte à choquer la
population par des tenues considérées comme indécentes, mais elles
faisaient de l’adoption de ce comportement un combat obligatoire
reléguant ainsi la plupart des habitudes féminines des populations
d’accueil au rang de frein à la civilisation voire
d’obscurantisme.
Beaucoup d’autres observations m’ont
fait émettre l’hypothèse que l’image attachée à la femme
musulmane, surtout comme dans le cas d’Assiati lorsqu’elle est
très pratiquante, reste dans les représentations occidentales celle
d’une femme soumise à laquelle on refuse non seulement les statuts
décisionnaires dans l’organisation, mais aussi les choix sur
l’évolution de sa place dans sa propre société, ceci quelque
soit son statut social dans cette société ou son niveau d’étude.
Lors de mon court passage à
l’Université à mon retour des Comores, avisant le henné sur mes
ongles, une étudiante de maîtrise, sensiblement plus âgée que les
autres étudiants, me demande « Tu aimes les sociétés musulmanes ?
». A ma réponse affirmative elle enchaîne « alors tu es pour les
femmes dociles ». Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire à la
pensée d’une éventuelle « docilité » des femmes anjouanaises
surtout de celle qui m’avait offert le henné en question. Si
effectivement une certaine mollesse et passivité (cette passivité
est aussi très marquée chez les hommes) peut en caractériser une
grande partie d’entre elles, elles restent extrêmement maîtresses
chez elles et le font savoir, parfois bruyamment. La grande majorité
des divorces anjouanais sont d’ailleurs à l’initiative des
femmes6. Les systèmes sociaux des 4 îles comoriennes comportent des
différences, mais tous sont matrilocaux. Le père construit une
maison pour ses filles qui a ensuite, tout au moins à Anjouan, le
pouvoir d’en refuser l’entrée à son époux.
Il se dit par exemple couramment dans
les trois îles, ainsi que dans la communauté comorienne de Nantes :
« si tu vois quelqu’un qui travaille
à Ngazidja, il parle Shindzuani ». « Le Grand Comorien ne pense
qu’à dormir, le Mwélien à manger et l’Anjouanais travaille ».
« Si tu veux obtenir quelque chose d’un Grand Comorien tu
l’appelles chef, d’un Mwelien tu lui donnes à manger, d’un
Anjouanais tu lui donnes de l’argent ».
Un des chercheurs du CNDRS m’expliquait
en privé cette situation par les différences de pouvoir des femmes
sur les trois îles. Pour lui, en simplifiant, même si dans tous les
cas les résidences appartiennent aux femmes, quand un grand Comorien
rentre chez lui c’est pour se mettre les pieds sous la table, il ne
se préoccupe pas de savoir comment la nourriture est arrivée jusque
là, alors qu’un Anjouanais ne pourra pas passer la porte de chez
lui s’il n’a pas trouvé soit un salaire, soit de quoi garnir la
table… Si je n’ai eu connaissance d’aucune étude formelle sur
cette explication, j’ai pu largement en vérifier la réalité sur
l’île d’Anjouan
Les Anjouanaises sont aussi totalement
décisionnaires pour tout ce qui concerne les enfants. Un de mes amis
comorien de Nantes, âgé de plus de 40 ans, a refusé un poste bien
rémunéré à Tahiti parce que sa mère restée aux Comores ne
voulait pas qu’il quitte la France. Malgré son âge, ses 20 ans de
vie française et la dureté de son emploi actuel il a obtempéré.
D’autres observations, notamment chez
les Touaregs, m’ont amené à la conclusion que la soumission des
femmes musulmanes (on ne parle pas ici bien sûr de pays intégristes)
méritait au moins un questionnement plus nuancé.
De même si j’ai mentionné le rôle
des femmes dans les cuisines lors des préparatifs de fêtes,
l’observation à l’intérieur de la Médina de la vie de tous les
jours m’a montré que la répartition des tâches ménagères était
beaucoup moins sexuée que nos représentations habituelles le
laisseraient penser. Tous les Anjouanais que j’ai rencontrés,
mariés ou non, savaient cuisiner, laver le linge, et repassaient
eux-mêmes leurs vêtements, je les voyais régulièrement affairés
autour des bassines ou étendre les lessives, ce qui ne me semble
pas, d’après les enquêtes sociologiques, le cas d’une grande
partie des Français.
D’autre part la valorisation de
l’homme par la femme se fait tout à fait différemment que dans
nos sociétés. Un homme tirera un profit symbolique d’un
positionnement élevé de sa femme, alors que bien souvent en France,
il se sent diminué dans son orgueil de mâle si sa femme est plus
diplômée ou occupe un poste supérieur au sien. Il ne m’a pas
semblé non plus que les hommes politiques dans ces pays pratiqués
se servaient systématiquement de leur femme pour assurer leur
élection, ce qui peut rendre par exemple les possibilités d’accès
aux postes dirigeants plus égalitaires entre sexes. Ce n’est pas
la situation observée chez nos dirigeants actuels, et je me demande
toujours quel mari permettra à sa femme de devenir Présidente de la
République française en acceptant d’oublier sa propre ascension
et devenir, comment allons-nous dire, "premier mari" de
France.
Il ne s’agit pas ici bien sûr de
faire l’apologie des sociétés musulmanes qui présentent aussi
beaucoup de différences entre elles, mais de relativiser des
représentations à la fois très communes, fortes et souvent
génératrices de « violence symbolique » envers les femmes de nos
pays d’accueil.
Je n’ai pas traité dans le mémoire
de cet aspect des représentations liées au personnel « local »
féminin, ni celui de la rencontre des visions fort différentes de
l’« émancipation » de « la » femme. Ils me paraissent
cependant des éléments essentiels dans l’imposition des normes de
pensée à laquelle participe l’ « action humanitaire ». D’autres
enquêtes seront sans doute nécessaires pour en appréhender tous
les enjeux, les résistances des «locales» et les motivations
militantes des expatriées.
Le recueil des matériaux
Avant le cursus de sociologie.
Une grande partie des observations
rapportées dans ce travail est issue des premières expériences
humanitaires. L’essentiel du corpus portant sur cette période est
constitué d’écrits réalisés dans le cadre du travail. Ce sont
les rapports internes et externes, les réponses du siège. Y sont
joints tous les documents administratifs internes, contrats,
règlements, notes de service, un panel des documents de
communication externe et des documents émanant des bailleurs de
fonds et les documents distribués lors de formations au départ.
Un certain nombre d’écrits «
intimes », selon l’expression de Siméant, ainsi que les agendas
ont été aussi conservés.
Le journal de bord est sensiblement
différent de celui tenu après le cursus de sociologie. Sans pouvoir
se confondre avec un journal intime, il mêle les « coups de gueule
», les « ras-le-bol », les impressions personnelles gardées pour
soi, au récit factuel rapporté et aux petites notes servant à
élaborer les rapports. On peut y trouver ainsi sur la même page les
coordonnées géographiques d’un puit, des données
épidémiologiques, le portrait du chauffeur et le compte rendu de la
dernière réunion d’équipe annoté de réflexions et observations
diverses. J’ai bien conscience des limites d’utilisation de ce
matériau dont les éléments ne sont pas toujours faciles à
recontextualiser, et n’ont été ni recueillis, ni organisés dans
un but précis de recherche.
De même les entretiens, réalisés à
partir de la deuxième mission, ne l’ont pas été dans le cadre
méthodologique enseigné à l’Université. Ces entretiens n’ont
pas été motivés non plus par une quelconque idée de reprise
d’études que je n’avais pas à cette époque, mais par le désir
de comprendre la vision que chacun d’entre nous donnait à son
expérience. Ils n’ont pas toujours de fils directeurs bien
définis, ni de grilles de questionnements. Ce sont généralement
des récits de mission au cours desquels je n’interviens
pratiquement jamais en dehors de quelques demandes de précisions :
lieu, personne, ou autre renseignement technique. J’ai rarement
cherché à faire préciser le sens que mon interlocuteur voulait
donner à un mot, un jugement. Cette technique a été utilisée plus
par accord tacite intra-humanitaire sur le sens donné aux choses,
aux mots, que par volonté délibérée de laisser le discours libre.
Trois sortes d’archives de ces entretiens/récits ont été
conservées, des notes prises dans mon cahier/journal de bord, des
supports enregistrés, et quelques récits écrits à ma demande.
Le recueil organisé
Le journal de bord
Sans même tenir compte des conditions
matérielles de travail, électricité deux soirs sur trois et le
dimanche uniquement en fin de journée, visites quotidiennes des
voisins et différents collaborateurs « locaux » au domicile
jusqu’à des heures tardives – l’essentiel de mon travail
consistant à écrire des rapports, des documents administratifs, des
« proposals », ou autres courriers à l’intention des différents
partenaires, il m’était difficile de trouver encore l’énergie
le soir ou le week-end de me consacrer à d’autres travaux
astreignants d’écriture.
Ayant alors fait rapidement la
constatation qu’il me serait très difficile dans ces conditions
d’effectuer tout travail d’écriture constructif pour ce mémoire,
je me suis attachée à récolter le maximum de matériaux sans
vraiment m’attarder à l’objectivation ou à la réflexion
sociologique. L’essentiel de mon temps libre a été ainsi consacré
à la connaissance du contexte anjouanais, visites, lectures,
participation à la vie du quartier en général, ce qui a à la fois
multiplié mes sources d’informations et permis de faire évoluer
mes représentations auprès de la population. Remettant à plus tard
le soin de compiler les informations, j’ai tenu mon journal de bord
sur trois types de support : mon agenda de travail sur lequel je
m’obligeais à noter assez précisément tous les faits marquants
de la journée, réunion, réception de courrier, contestations,
évènements politiques… mon journal/cahier pour les notes prises
au cours du travail, les observations, les pistes de réflexion
entrevues, et les nombreuses lettres aux proches dans lesquelles je
m’autorisais une écriture plus libre, cherchant à faire partager
impressions, réflexions, sentiments... Cette partie intime m’a
aussi permis par un peu d’humour narratif, d’autodérision,
d’évacuer un certain nombre de ressentiments, d’énervements,
envers une population dont le fatalisme et les dissensions très
vives et permanentes étaient parfois assez difficiles à vivre au
quotidien, malgré les très bons moments passés sur ce terrain.
C’est sur ce support que j’ai commencé à formuler explicitement
un certain nombre de pistes pour la rédaction du mémoire.
Un travail très long au retour a
consisté à coder puis faire des recoupements de ces trois journaux
mis – partiellement pour le cahier d’observations – sous
tableau Excel. Ce travail beaucoup trop important pour le temps
imparti à la réalisation de la maîtrise a surtout été l’occasion
de tester ce système de recueil et de prendre quelques « bonnes
résolutions » pour les terrains futurs, la principale étant la
mise en tableau au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête
avec au moins le codage par lieu et par date. Si la répartition sur
les trois supports me semble adaptée à mes méthodes de travail,
mon fonctionnement de mémoire, d’élaboration de la réflexion et
mes obligations professionnelles sur le terrain, il me semble
maintenant préférable d’effectuer dès le recueil un premier
codage assez grossier à l’intérieur duquel suivant l’orientation
du traitement du sujet des affinages seront fait. Le risque est sans
doute alors de se trouver un peu prisonnier d’un système de
classement fruit d’une première problématisation qui n’est pas
forcément la bonne, ce qui peut orienter le recueil futur.
Les entretiens
Un autre point des difficultés des
conditions d’enquête que je ne n’ai pas encore mentionné, est
l’omniprésente paranoïa observée aux Comores, en particulier à
Anjouan. Paranoïa de l’espion, du mercenaire caché, du pédophile
masqué…Cet état d’esprit régnant nous a obligé à une mise en
garde perpétuelle quant aux propos, questionnements, attitudes
envers les enfants, une extrême réserve pour l’utilisation du
magnétophone, de l’appareil photo. Dans ce climat, le moindre
entretien enregistré devenait suspect. J’ai réussi à en obtenir
quatre, un chez moi, deux au domicile des personnes avec un nombreux
public inévitable, et un en plein air lors d’une balade. Ces
entretiens ont eu pour objet les parcours de vie, ce qui n’est pas
évident dans une culture où parler de soi n’est non seulement pas
une habitude, mais peut être également synonyme d’irrespect
envers un supérieur hiérarchique. Je savais aussi par expérience
que les mécanismes d’introjection/ projection sont
particulièrement marqués dans les cultures africaines. Il m’a
fallu quelques temps lors de mes premiers séjours en Afrique pour
saisir les différentes manières de dire non tout en acquiescant ou
de coller aux attentes des occidentaux. Le questionnement a été un
peu différent d’une personne à l’autre, suivant le degré de
relation que nous avions et les lieux mais, d’une manière
générale, aux thèmes généraux proposés comme « Raconte comment
tu as connu Care ?» ou « C’était comment l’école du temps de
ton enfance (ou du temps de tel président) » plusieurs relances ont
été nécessaires pour obtenir un récit un peu étoffé. Ces
entretiens ont été sans doute plus révélateurs des mécanismes de
défense, de l’idée que ces personnes se faisaient « des choses
qui peuvent intéresser les Blancs », que d’informations positives
sur le sujet. Aucun entretien formel d’expatrié n’a été
effectué.
Tous les autres entretiens ont été
réalisés de manière informelle, lors de soirées, voyages en
voitures, attentes – souvent très longues – de rendez-vous,
entretiens dont les grandes lignes ont été retranscrites ensuite de
mémoire sur le cahier/journal. Ce sont de loin les plus fournis au
sens strict de connaissance factuelle.
D’autres conversations, réunions ont
été enregistrées à l’insu des participants, grâce à un petit
logiciel d’enregistrement (format MP3) sur mon ordinateur. Je
laisse un mini micro très discrètement accroché sur les écouteurs
branchés en permanence sur le portable, prétextant d’écouter de
la musique en travaillant. Il me suffit alors d’effectuer un simple
clic de souris pour activer le magnétophone tout en feignant de
prendre des notes. Ces réunions, que j’ai volontiers multipliées
dans le temps et l’espace, mélangeant ou isolant tour à tour les
intervenants selon les régions, les postes, les anciennetés, ont
été la première source d’information sur les rapports
d’obligations entre personnels, leur évolution et les réseaux
qu’ils engendraient. Un ordre du jour, plus ou moins détaillé
selon que cette réunion était orientée enquête ou travail
humanitaire, était donné et un président de séance nommé. Il
m’était ensuite beaucoup plus facile de laisser l’organisation
de la parole libre et de conserver une position d’observateur que
lors des entretiens formels.
Les autres aspects méthodologiques de
la rédaction du mémoire ont été traités, pour l’écriture dans
un autre article, pour le recueil traitement des autres sources
d’information utilisées, archives, photos, dans deux autres
articles à venir sur le site.
Pour des raisons à la fois de
sécurité et de respect pour ces personnes les enregistrements ont
été effacés après avoir été retranscrits plus ou moins en
intégralité. Un système personnel permettait ensuite à ces
retranscriptions de rester invisibles sur mon ordinateur.
4 Voir notamment les travaux de :
Blanchard, P, Lemaire S, « Exhibitions, expositions, médiatisations
et colonies », Culture coloniale: La France conquise par son Empire,
Collection Mémoire, Edt Autrement, Paris, 2003.
Boëtsch, G, « Images du physique de
l'Autre et qualifications mentales », Revue Hermes n°30,
Stéréotypes dans les relations Nord-Sud, 2001.
Chalaye, Sylvie, Nègres en images,
L'Harmattan, Africultures, Paris, 2002.
5 Je reste parfaitement lucide sur les
privilèges que donnent les statuts expatriée et « blanc » à
cette liberté, ce qui ne me semble pas cependant invalider les
observations rapportées.
6 L’obtention de ce divorce qu’il
soit à l’initiative de la femme ou de l’homme demande ensuite
souvent l’implication des familles, je n’ai pas réussi à en
connaître précisément toutes les modalités, des différences
existant entre les régions ou les rattachements aux confrèreries.
7 Ngazidja, Grande Comore, Ndzuani,
Anjouan, Mweli, Mohéli, le préfixe shi indique la langue parlée
dans le pays dont le nom suit. J’ai remarqué que l’emploi du nom
français ou comorien suivait certaines règles, s’il s’agit de
politique officielle, ce sont les noms occidentaux, s’il s’agit
de coutumes ou de rapports entre personnes les appellations
comoriennes sont privilégiées.